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Associate Professor in computer science - University of Caen - CNRS UMR6072 GREYC - France

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Une citation un peu longue, mais ça vaut le coup.

Tout cela n’a pas beaucoup changé, vive le planning poker avec la suite de Fibonacci !

Extrait de Belle du Seigneur, Albert Cohen, Gallimard, p. 250-254

La scène se passe au séminaire de la Société des Nations.

Les six directeurs attendaient dans la salle du rapport, assis autour de la longue table, des blocs-notes devant eux, fumant et courtoisement se braquant l’un l’autre des briquets luxueux, échangeant de cordiales plaisanteries et s’entre-détestant. Le jonkheer van Vries participait peu à la conversation, secrètement méprisant ses collègues, roturiers et privés des grâces sociales dont il s’estimait pourvu. (Entre autres, il était fier de ses connaissances en matière mondaine, comme par exemple de savoir que de grands noms tels que Broglie ou Cholmondeley se prononçaient d’une manière inattendue et ravissante ou encore que dans une certaine acception le mot « duché » était féminin. De plus, dire « mon dinner jacket » et non « mon smoking » lui procurait un sentiment délicieux de supériorité. Ces misères, et connaître une comtesse poétesse toujours mourante mais de grande habileté sociale et recevant beaucoup, et être reçu par une reine idiote et en exil, étaient les raisons de vivre de ce pauvre type aux yeux globuleux, toujours fortement parfumé au cuir de Russie.)

Les directeurs se levèrent quand Solal entra. Il les regarda, les connut. Sauf Benedetti qui intriguait en sous main contre lui, tous lui étaient fidèles, c’est-à-dire qu’ils se contentaient de sourire prudemment, avec parfois une nuance d’approbation, lorsqu’ils entendaient dire du mal de lui.

Il les pria de s’asseoir, dit que l’ordre du jour ne comportait qu’une seule question, inscrite sur la demande du secrétaire général et formulée par Sir John lui-même, à savoir « action en faveur des buts et idéaux de la Société des Nations ».

Aucun des directeurs ne savait en quoi devait consister cette action, pas plus d’ailleurs que Sir John lui-même qui attendait de ses subordonnés qu’ils lui apprissent ce qu’il voulait. Tous néanmoins parlèrent d’abondance, l’un après l’autre, la règle suprême étant de ne jamais perdre la face, de toujours paraître compétent, de se garder d’avouer qu’on ne comprenait pas ou qu’on ne savait pas.

On vasouilla donc hardiment, avec brio, sans bien savoir de quoi il s’agissait. Cependant que ses collègues, excédés par la longueur de tout exposé autre que le leur, crayonnaient de petits dessins géométriques sur leurs blocs-notes puis les perfectionnaient mélancoliquement, van Vries déclara pendant dix minutes qu’il était indispensable de préparer un plan d’action non seulement systématique mais encore concrète. Benedetti intervint ensuite pour développer deux points qu’il déclara essentiels, à savoir primo qu’à son humble avis il s’agissait d’adopter un programme d’action plutôt qu’un plan d’action, parfaitement un programme, la nuance était, croyait-il, capitale, du moins il l’estimait telle ; et secundo que le programme d’action devait être conçu comme un projet spécifique, il ne craignait pas de le dire, spécifique.

Les autres directeurs acquiescèrent, reconnurent tous la nécessité absolue d’un projet spécifique. On aimait beaucoup les projets spécifiques au Secrétariat. On ne savait pas trop ce que « spécifique » ajoutait à « projet » mais un projet spécifique faisait plus sérieux et plus précis qu’un simple projet. En fait, personne ne savait la différence qu’il y avait entre un projet et un projet spécifique et personne n’avait jamais songé à s’interroger sur le sens et l’utilité de ce précieux adjectif. On disait projet spécifique avec plaisir, sans approfondir. Un projet, lorsqu’il était dit spécifique prenait aussitôt un charme mystérieux fort apprécié, un prestige prometteur d’action féconde.

Prenant à son tour la parole, Basset, le directeur de la section culturelle, signala qu’il serait nécessaire d’agir en étroite collaboration avec les organisations bénévoles intéressées. Mais en jouant cartes sur table ! interrompit Maxwell, le directeur de la section des plans et liaisons, et en précisant dès l’abord que le Secrétariat garderait la haute main sur le projet spécifique ! Mais attention, s’écria Johnson, il y aurait lieu d’être prudent et de n’agir qu’en plein accord avec les États membres ! A cette fin, il était indispensable d’adresser un questionnaire aux divers gouvernements, le projet spécifique de programme d’action ne devant être établi que sur la base de leurs réponses. Orlando estima que le mieux serait d’entrer en rapport avec les divers ministères de conférences scolaires sur les buts et idéaux de la Société des Nations.

Revenant à la charge, Basset dont le nom véritable était Cohen, patronyme des descendants d’Aaron, frère de Moïse, mais qui préférait, le petit puant, se planquer en Basset soutint que « le projet spécifique devait comporter un programme d’action spécifique non seulement systématique et concrète mais encore coordonnée, un effort tout spécial de coordination étant indispensable, d’une part, entre les diverses sections du Secrétariat et, d’autre part, entre le Secrétariat et les diverses institutions intergouvernementales, afin de parer aux chevauchements, aux conflits de compétence et aux doubles emplois, le projet spécifique en question devant en outre avoir pour objectif final, après accord des divers gouvernements intéressés, la création au Secrétariat d’une section de promotion des buts et idéaux de la Société des Nations ». J’ai dit, fit-il, et il baissa les yeux, fier de son intervention non moins que d’être un basset. Ses collègues approuvèrent le principe d’une nouvelle section car ils connaissaient la fringale de réorganisation qui s’emparait périodiquement du secrétaire général. Tel un enfant avec son Meccano inlassablement défait et refait, le vieux Cheyne adorait démonter puis remonter sa belle boîte en supprimant une section, en en coupant une autre en deux, en en créant une nouvelle, quitte à revenir à l’ancienne structure quelques mois plus tard.

Désireux de briller devant le boss silencieux, ces messieurs s’en donnaient à c\\oe ur joie et improvisèrent avec feu, évoquant dans l’étrange langage du Secrétariat « les situations à explorer », « l’agrément général à rechercher sur la partition des responsabilités tant organisationnelles qu’opérationnelles », « les divers modes d’approche du problème », « les achèvements des institutions spécialisées », « les facilités à obtenir des gouvernements en faisant appel à leur esprit coopératif », « les expériences passées supportant largement l’urgente nécessité d’une action concrète », « les évidences à fournir sur l’utilité du programme envisagé », « les difficultés pratiquement inexistantes », « les encourageants discours récemment délivrés au Conseil ». Et ainsi de suite, le tout entrelardé de propositions confuses et contradictoires, consciencieusement notées par la sténographe qui n’y comprenait rien car elle était intelligente.

Soudain, il y eut un silence. On avait remué tant de vase qu’on ne savait plus où on en était et ce qui avait été décidé. Maxwell sauva la situation en proposant l’habituelle solution de paresse, à savoir « la constitution d’un groupe de travail qui explorerait la situation et présenterait, à une commission ad hoc, à constituer ultérieurement et composée des délégués des gouvernements, un avant projet spécifique de propositions concrètes constituant les grandes lignes d’un programme à long terme d’action systématique et coordonnée en faveur des but et idéaux de la Société des Nations ».

Dépité de n’avoir pas eu cette idée et soucieux de se faire valoir, van Vries proposa que sur la base des discussions qui venaient d’avoir lieu et des décisions qui venaient d’être prises une note d’orientation fût préparée « à l’intention du groupe de travail à constituer et qui serait sa ligne directrice et ses termes de référence ». Fier de son coup de Jarnac et ravi de coller un sale boulot à un concurrent, il suggéra que Maxwell fût chargé de préparer d’urgence cette note d’orientation à soumettre ensuite à l’approbation de Sir John.

– Parfait, nous sommes tous d’accord, dit Solal, et il se mordit de nouveau la lèvre. Maxwell, allez de l’avant. Messieurs, je vous remercie.

Resté seul, il imagina ce qui allait se passer. Maxwell convoquerait Mossinsohn, provisoirement affecté aux plans et liaisons, lui dirait que la sténographie de la réunion contenait tous les éléments utiles à l’élaboration d’une note d’orientation, que le travail y était en somme tout préparé, et que Mossinsohn n’aurait qu’à mettre un peu d’ordre et à résumer. Bref, l’affaire d’une heure ou deux. « Allez de l’avant, conclurait-il à son tour, c’est du tout cuit, mais soyez prudent, attention aux aspects politiques du problème et aux susceptibilités nationales, de la fluidité, rien qui puisse déplaire aux gouvernement, nuancez, nuancez, et apportez-moi ça demain matin à la première heure. » Et le malheureux Mossisohn irait de l’avant toute la nuit, à grands renforts de tasses de café. Enlisé dans les incohérences du compte rendu in extenso, désespérant d’en deviner les mystères, il finirait par inventer ce que les six directeurs avaient décidé, et sortirait de son cerveau une convenable note d’orientation.